vendredi 28 décembre 2007

Les trop vieux.


Il y a bien longtemps que cette histoire s’est passée. Une histoire merveilleuse, belle comme un bonheur joyeux. Magnifique histoire, douce comme un bonbon au miel. Tu vois je te mens pas. Hein que des bonbons au miel c’est doux ? mon petit, ça fait bien longtemps que j’en ai pas sucé, oui bien longtemps. Le temps d’avant pour moi. D’avant maintenant.
Oui.
Bien longtemps.
Tellement longtemps que le plus vieux des vieux du village, et ici, tu vois mon petit, nos vieux on les soigne, on les cajole, on les dorlote, on les aime et ils prospèrent en se multipliant. C’est dire comme ils sont vieux. Tellement vieux qu’on ne sait même plus s’ils ont un âge. C’est dire comme ils sont vieux, nos vieux. Enfin l’a pas un vieux qui s’en souvient de l’avoir vécue, pas un. Même pas le père du père Benoît. Lui, l’est tellement vieux, le père du père Benoît qu’on ne sait plus son nom. On l’appelle comme ça, le père du père Benoît.
Le père Benoît, oui c’est ça, c’est le fils au père du père Benoît. Oui. Oui c’est ça, c’est bien ça. Tu sais mon petit, le père du père Benoît, eh ben il a tout connu. Oui. Tout connu. Nous à côté on est des vieux qu’on a rien connu, enfin presque rien. J’ai bien vu plus jeune la guerre des tranchées et puis les premiers avions. Tiens l’on disait aéronefs, des fois aéroplanes, c’était pas maintenant, ah non c’est sur. Le père du père Benoît et ben tu vois, yen a qui disent qu’il aurait connu, mais c’est pas sur, hein petit, pas certain du tout. Les vieux des fois ça sait pas trop dire. Les vieux ça pense plus trop. C’est pas triste tu sais. Des fois, c’est mieux de pas penser, c’est mieux, tu penses pas et puis c’est tout. Mon petit, des fois c’est quand tu penses que ça va pas. Les vieux, eux, tu vois, les vieux ça y l’ont compris. Y pensent plus et y se portent pas plus mal. Oui, pas plus mal. Enfin pas plus mal qu’y se portent déjà mal. Alors, oui, alors yen a qui disent que le père du père Benoît il aurait connu un roi. Oui, un roi, un vrai avec une couronne. Hein, tu vois comme il est vieux le père du père Benoît. Et ben tu vois, même lui cette histoire il l’a pas connu de vrai. Et lui c’est sûr, sans se tromper, c’est un vrai vieux, c’est dire si elle est vieille, cette histoire, bien vieille. Ouais, petit, vraiment vieille. Peut-être bien aussi vieille que les arbres de la grande forêt, celle qu’est à l’autre bout du village et qui monte jusqu’en haut de la montagne. Tu sais bien, les arbres qui nous servent à faire la chauffe, qu’on se met à plusieurs pour couper tellement qui sont gros. Et pis un arbre quand c’est gros, c’est que c’est vieux .
C’est une belle histoire, très belle histoire. Tu sais pour que des si vieux se la racontent depuis du temps qui s’étaient jeunes, sans qu’ils l’aient oubliée, c’est qu’elle doit être belle. Sinon y sont pas fous les vieux, y se la raconteraient pas cette histoire. Hein, petit, y s’en diraient une autre. Une plus moderne, qui z’auraient connu pour de vrai. Tu vois comme quand on se raconte l’histoire qu’est arrivée juste après la guerre, celle du prisonnier qui z’ont pas relâché, et qui ont donné à bouffer aux cochons. C’est celle là qui raconteraient si l’autre était pas si belle. Oui ils raconteraient celle des cochons qui ont bouffé le pauvre petiot. Il était bien brave ce gamin. Et puis il travaillait bien dans les fermes, pas un fainéant comme des autres que j’ai vu. Des qui trouvaient la terre trop basse. Ah, ça non pas un manchot. Il nous a même appris comment qui fallait faire pour amener le taureau vers la vache à coup sûr. Ils utilisaient des leurres, comme y disait, dans son pays. Ben, on a beau dire, c’était un ennemi, mais ça, y nous a bien aidé. Parce que emmener la vache au taureau c’était pas toujours une réussite. Un peu comme nous les hommes, tu vois, enfin comme nous du temps qu’on y pouvait quelque chose parce que maintenant, même l’idée on l’a plus. Vaut mieux. Je crois bien que vaut mieux. Enfin tu vois mon ptit, quand ça été fini la boucherie, eh ben je crois qu’y s’ont voulu lui faire payer à lui tout seul toute la guerre. Comme si on y était pour rien, nous autres. Rien. Y s’ont rien laisser les cochons, rien du tout. J’en ai connu qui disaient que le saucisson était meilleur avec, mais ça j’y crois pas. C’est des qui veulent péter plus haut que leur cul, des mensonges et tout. En tout cas, j’en ai jamais bouffé de ce cochon. Mon père voulait pas. Non. Y voulait pas mon père. Heureusement qu’il a pas voulu mon père. Heureusement.
Cette histoire, elle est belle. Rien à voir avec une horreur, ou une qui fait peur, ou même une qui fait triste les yeux, qui se mettent à pleurer les yeux sans qu’on y sait pourquoi. Ça m’arrive des fois, les yeux y coulent comme quand t’étais petit. Le plus fort c’est que je sais même pas pourquoi. Y a un vieux une fois qui m’a dit que les yeux c’est la porte d’entrée de l’âme sur le monde, et tu vois petit, si y en a deux, des yeux, si t en a deux, c’est que notre âme elle est habitée par plein de monde. Autrement pourquoi qu’y aurait des portes pour entrer, et deux de portes. Hein petit, tu vois bien que j’ai raison. Si y a une porte c’est pour qu’ils y en a qui y sont dans notre âme, et qui veulent aller dans le monde. Sinon pas besoin de portes, ça c’est sûr. Tu crois que l’autre là-haut, y se serait fait chier à nous donner des portes pour rien. Tu vois petit, les yeux c’est pas pour voir, c’est pour regarder mais pas pour voir et ça c’est pas pareil. Faut pas se tromper. Une fois j’ai lu un livre, dedans y avait que des horreurs horribles, un fils de roi qui tue son père, qui couche avec sa mère, il a tellement fait d’horreur qu’il se crève les yeux. Eh ben dans ce livre petit, y avait un voyant. Tu sais quoi, le voyant qui voyait tout, et bien il était aveugle. Oui aveugle comme je te dis, comme je te vois. Et il voyait, et il voyait. Tout. C’est bien la preuve ça. C’est bien la preuve qu’avec les yeux on voit rien du tout. Parce que l’autre, l’Œdipe qui s’appelait le pervers tueur, il avait ses yeux qui marchaient bien. Tu crois que ce corniaud aurait reconnu son père et sa mère ? tu peux y croire toi à cette histoire, hein petit. Pas croyable cette histoire. Les yeux petit, c’est pour l’âme, ça c’est sûr. Tu vois, les yeux qui pleurent, c’est notre âme en vrai qui laisse s’échapper de la mélancolie. La tristesse par les yeux, elle s’échappe et après t es mieux. Ouais, petit, bien mieux.
Cette histoire elle est belle, vraiment belle. Tellement belle que tout le monde l’a raconte. Même qui paraît que quand tu l’entends pour la première fois cette histoire, eh ben tu vois mon petit, y paraît que tu tombes sur le cul. Oui sur le cul. Moi la première fois je suis pas tombé, non. J’étais assis faut dire, assis dans la veillée avec tous les autres. On dépiautait du maïs, tous ensemble dans la grange. C’est les vieux qui l’ont racontée. Tu me croiras si tu veux, ce jour-là, comme hier je m’en souviens, oui comme hier. Un hier de pas trop longtemps faut dire. Mon père je l’ai vu pleurer quand ils l’ont raconté l’histoire. Il a pleuré mon père, et tu sais quoi. Hein ? non tu peux pas savoir, tu peux pas. T’es trop petit. Mon père qui pleurait, personne s’est moqué. Tu te rends compte de ce que je dis. Personne s’est moqué, personne. Pourtant y avait le père joseph qu’était pas le dernier à rire des autres., surtout des moins drus que lui. C’est encore une preuve ça hein mon petit. Elle est belle cette histoire. Tellement belle qu’on aimerait qu’elle soit vraie. Peut-être bien qu’elle a été vraie, y a des années. Le souvenir, il reste que le souvenir. C’est ça qui fait pleurer. Le souvenir du temps d’avant , quand on pouvait encore. Le temps d’avant. Ouhais, mon petit . Le temps d’avant, tu verras.
C’est une belle histoire, c’est sûr.
Les feuilles des chênes, comme celles des hêtres n’avaient pas encore commencé à tomber dans le parc en ce mois d’octobre. Les allées restaient carrossables, très légèrement humide. Les vieux en profitaient pour s’aventurer assez loin de la cour centrale. Ils cherchaient un peu de tranquillité, replonger dans leur souvenir les attristaient et les revigoraient tout autant. La fraîcheur et l’humidité enveloppèrent doucement, imperceptiblement le sommet des arbres avant de descendre sur les épaules voûtées des souveneux. Ils sentirent l’heure du retour approcher avant même d’entendre les pas de ceux qui venaient les chercher, les récupérer, les ranger dans la salle commune face à la télévision. Quand ils furent tous à l’abri de la fraîcheur, Marie, la jeune Marie, s’aperçut qu’il manquait l’absent. L’absent, celui qui ne répondait jamais à personne, à rien, toujours à parler seul, à marmonner, un fou perdu en compagnie de grotesques séniles.

Pour le coup il était vraiment absent. Définitivement. Les roues de son chariot l’avaient entraîné en contrebas de l’allée et il avait chuté la tête la première dans le petit ruisseau qui finissait sa course dans la mare, derrière la clôture. Mort noyé. C’est Marie qui l’a retrouvé. Marie qui des fois s’asseyait à ses côtés et écoutait, sans bien entendre, les histoires du vieux. Elle était sourde Marie. Mais c’est tout de même elle qui a dit à son fils le lendemain, quand il est venu récupérer le corps, que c’était une triste fin pour une belle histoire.

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